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Radioprotection : ALARA ou ALADA ?

Éditorial du programme du 24e congrès de la SDS

Prof. Jacky Samson

Il est pour le moins curieux d’appeler principe de précaution un concept nous invitant à ignorer les risques de l’interdiction.
Institut économique Molinari

Le 8 novembre 1895, Wilhelm Conrad Röntgen, alors professeur de physique à Würzburg, découvre fortuitement les rayons X. Il a étudié à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich et il a été successivement professeur à Strasbourg (1876 – 1879), à Giessen (1879 – 1888), à Würzburg (1888 – 1900) et à Munich (1900 – 1920). En 1901, il refuse le titre nobiliaire proposé par le Prince régnant de Bavière mais, cette année-là, il reçoit le prix Nobel de physique pour sa découverte des rayons X, découverte pour laquelle il n’a déposé aucun brevet dans le but explicite qu’elle puisse être utilisée rapidement et largement dans le milieu médical [1, 2].

Le 22 février 1890, Arthur Goosdpeed et William Jennings (Université de Pennsylvanie) avaient remarqué qu’ils pouvaient impressionner une plaque photographique avec un tube de Crookes mais ils n’avaient procédé à aucune investigation pour analyser ce phénomème. En faisant fonctionner un tube de Crookes enveloppé d’un carton noir, alimenté par une bobine de Ruhmkorff, Röntgen observe une fluorescence sur une plaque recouverte de platinocyanure de baryum qui se trouvait à côté sur la table. Cette fluorescence apparaît uniquement lorsque la plaque est disposée à moins de deux mètres du tube, même si on interpose un carton noir. Röntgen en conclut que la fluorescence observée est due à une radiation invisible de nature inconnue qu’il nomme rayonnement X, en référence au nom habituel de l’inconnue en mathématiques. Il constate que ce rayonnement traverse le papier, le bois, le verre mais qu’il est atténué par l’aluminium et le cuivre, qu’il est arrêté par le plomb. Les premiers clichés effectués par Röntgen sont ceux des moulures de la porte de son laboratoire et de quelques objets métalliques. Puis, il s’aperçoit que si l’on interpose la main entre le tube et l’écran, on voit apparaître les os de la main. Le 22 décembre1895, il réalise la première radiographie d’un être humain qui nous soit parvenue, celle de la main de sa femme Anna Bertha, après une pose de 25 minutes. Deux semaines plus tard, Otto Walkhoff (Braunschweig) réalise la première radiographie dentaire – une radiographie de ses propres dents -, après un temps de pose identique. Edmund Kells, dentiste à La Nouvelle-Orléans, la première radiographie intra-orale également en 1896. Après sa 3e publication, « Nouvelles observations sur les propriétés des rayons X », le 13 mai 1897, dans les comptes rendus de l’Académie prussienne des Sciences de Berlin, Röntgen ne fait plus aucune publication et n’effectue aucune recherche pour tenter d’élucider la nature du rayonnement qu’il a découvert. Cette attitude a fait gloser et plusieurs hypothèses ont été émises. Peut-être a-t-il été écrasé par l’impression produite par sa découverte, lui qui était un homme simple, modeste, qui aimait la nature et les randonnées en montagne.

À la séance de l’Académie des sciences de Paris du 20 janvier 1896, Henri Poincaré montre des radiographies que lui a envoyé Röntgen. Henri Becquerel demande à son confrère quelle est exactement la région d’émission des rayons X. Poincaré lui répond que c’est la partie de la paroi de verre frappée par les rayons cathodiques. Becquerel fait alors remarquer que les rayons cathodiques rendent le verre fluorescent et qu’il faut chercher si certains corps excités par la lumière n’émettent pas des radiations analogues aux rayons X. Il entreprend aussitôt des recherches. Parmi les nombreuses substances phosphorescentes, il choisit les sels d’uranyle qui ont déjà été l’objet de nombreux travaux. Sur une plaque photographique enveloppée de papier noir, deux lamelles de sulfate double d’uranium et de potassium sont déposées ; une pièce d’argent est placée entre l’une d’elles et la plaque. Croyant naturellement qu’une excitation par la lumière est nécessaire, il expose le tout au soleil. Après une pose de quelques heures, le développement de la plaque fait apparaître une légère impression figurant les silhouettes des lamelles, ainsi que l’ombre portée de la pièce métallique. Il semble donc avoir trouvé le phénomène cherché. Mais, à partir du 26 février, le ciel est resté couvert pendant 3 jours et les plaques sont entreposées dans un tiroir. Avant de reprendre ses essais quand le soleil réapparait, il vérifie l’état des anciennes plaques : à son grand étonnement, il les trouve fortement impressionnées bien que les sels uraniques n’aient pas été soumis à l’action du soleil et n’aient pas été en état de phosphorescence. Pour Becquerel, il n’y a qu’une explication possible : l’uranium émet continuellement, sans qu’une exposition à la lumière soit nécessaire, un rayonnement pénétrant de nature encore inconnue. Le 2 mars 1896, il annonce à l’Académie des sciences de Paris la découverte des « rayons uraniques », appelés par la suite radioactivité par Marie Curie ; cette décédera d’une leucémie probablement liée à l’exposition aux substances radioactives manipulées lors de ses recherches. Cette découverte n’a pas eu le même retentissement que celle des rayons X.

Très rapidement, la découverte de Röntgen va diffuser dans les pays européens et en Amérique du Nord, suscitant l’alacrité générale : enthousiasme des médecins, intérêt empressé des forains, des commerçants (en particulier, pour étudier l’adaptation des chaussures au pied du client !), des photographes, pour l’épilation … et de certains scientifiques (Edison, Tesla …). Frank Harrison, praticien anglais, est vraisemblablement le premier à mettre en garde sur les dangers de l’usage intempestif des rayons X. Le 4 juillet 1896, il décrit les conséquences pour un patient ayant subi des temps d’exposition répétés de 10 à 40 minutes : brûlures, pustules et chute des cheveux. Kells est aussi un des premiers à signaler des effets secondaires liés à l’utilisation des rayons X. Il remarque qu’une longue exposition engendre une légère irritation de la peau comparable à un coup de soleil, qui disparaît en quelques jours. En 1902, le premier cas de cancer cutané radio-induit est signalé et, dans les 5 années suivantes, 170 lésions sont rapportées principalement chez les manipulateurs des sources radiogènes. A cette époque, bien des gens demandaient à se faire photographier le squelette. Henri Simon, photographe amateur parisien, chargé de prendre les radiographies, a vu les symptômes dus aux radiations ionisantes apparaître après seulement deux ans de pratique. On a dû lui amputer d’abord la main qui était constamment en contact avec l’écran fluorescent, puis il a développé un cancer généralisé. Pour ne pas avoir à tenir le film et pour éviter son déplacement, Kells – considéré comme le père de la radiologie dentaire – a mis au point un porte-film mais, avant chaque radiographie, il plaçait sa main entre le film et le tube radiogène afin de vérifier son fonctionnement et son réglage. Après 12 ans, il développe une tumeur maligne des doigts, puis un cancer cutané sur le bras droit ; la dégradation de son état de santé l’amène à se suicider en 1928 [3, 4].

Les rayons X bouleversent le diagnostic et le suivi de la tuberculose, fléau de la fin du XIXe siècle, et sauvent la vie de milliers de soldats lors de la Première Guerre mondiale, en permettant aux chirurgiens d’analyser les dégâts osseux et de les traiter, de localiser les balles et les éclats d’obus et de les guider pour réaliser leur ablation. Dès le début de la Première Guerre Mondiale, Marie Curie milite pour que la radiologie soit sur le front [3, 5]. Après avoir obtenu une attestation du Ministère de la Guerre, elle forme 150 manipulateurs en radiologie et met en place, grâce notamment à l’aide de la Croix-Rouge, 18 ambulances (les « Petites Curie ») équipées d’un appareil de radiologie qui se déplacent sur le front. Marie Curie, avec sa fille ainée Irène, va participer à cette mission pendant toute la guerre. Si l’apport des rayons X en médecine est incontestable, ils vont toutefois faire des ravages dans les rangs des pionniers de la radiologie, leurs assistantes, leurs assistants et les infirmières, y compris chez les patients parfois trop longtemps ou trop fortement exposés, en particulier lors du traitement de lésions cutanées (épilation, teigne …). Chez le personnel de santé, ce sont les mains qui sont le plus souvent touchées – disparition des empreintes digitales, anomalies des ongles, radiodermite chronique nécessitant l’amputation de doigts, de mains, voire de bras, cancers cutanés (mains, bras, visage) – mais il y avait aussi des affections systémiques – leucémies, anémies aplasiques …-. Quelques années plus tard, d’autres effets néfastes des rayonnements ionisants sont mis en évidence : ostéoradionécrose des maxillaires, cancers de la cavité buccale, sarcomes osseux et bien d’autres tumeurs chez les « radium girls » [7], ouvrières qui manipulaient de la peinture phosphorescente au radium pour réaliser des cadrans de montre (elles affinaient la pointe de leur pinceau avec leurs lèvres et leur langue), cancers du poumon chez les mineurs extrayant l’uranium. A cette époque, les petites quantités de radium, comme celles utilisées par les ouvrières, étaient considérées comme bonnes pour la santé. On consommait de l’eau au radium pour se donner du tonus et on trouvait dans le commerce des crèmes de beauté, du lait, du beurre, du dentifrice … contenant du radium ; la publicité de ces produits promettait quelques années de vie supplémentaires [7]. Les décès liés aux rayons X sont suffisamment nombreux parmi le personnel de santé pour justifier l’érection d’un monument à leur mémoire. La pierre commémorative de ce mémorial a été financée par Hans Meyer, chef du service des radiations des Hôpitaux d’Etat de Brême et, avec Hermann Holthusen, médecin chef du service de radiologie de l’Hôpital général St. Georg à Hambourg, ils ont opté pour le jardin de l’Hôpital général St. Georg à Hambourg pour ériger ce mémorial qui comporte 159 noms, de quinze nations différentes. Il a été inauguré le 4 avril 1936. Les noms des femmes et des hommes honorés sur le mémorial et leurs biographies ont été compilés dans un livre d’honneur auquel ont participé des radiologues de toutes les nations. Une deuxième édition a été publiée en 1960 et une troisième en 1992 [8].

L’utilisation clinique des rayons X est rapidement florissante, avec peu de considération pour les effets secondaires potentiels dus à l’exposition. Cependant, il y a eu quelques soupçons de la part de scientifiques ou médecins américains comme Thomas Edison, Nikola Tesla ou William James Morton, qui ont tous rapporté des lésions qu’ils pensaient avoir été causées par des expériences avec les rayons X. En 1905, l’assistant de Edison qui fabriquait des tubes radiogènes décède : c’est le premier décès à être directement attribué à l’utilisation des rayons X [3]. En réalité, dès 1898, William Herbert Rollins, qui a la double formation de dentiste et de médecin (Harvard Medical School), oriente ses recherches vers la radioprotection ; il est considéré comme « l’apôtre de la radioprotection » [4]. Le 24 février 1901, il publie un article retentissant « X light kills ». Pour Tesla, c’est l’électricité statique véhiculée par le courant électrique nécessaire à la production des rayons X, qui est responsable. Au contraire, Rollins affirme que l’agent délétère est constitué essentiellement des rayons X. Il réalise plusieurs expériences sur des cochons d’Inde qu’il irradie avec des rayons X : cela aboutit à la mort du fœtus et aussi souvent de l’animal. Ses publications sont souvent accueillies avec beaucoup de scepticisme. Toutefois, devant la sévérité des effets secondaires liés aux rayons X et au radium, les radiologues anglais forment en 1921 un Comité pour la protection contre les rayons X et le radium qui est suivi, en 1928, lors du 2e Congrès international de Radiologie à Stockholm, par la création d’un organisme international, la Commission internationale de protection contre les rayons X et le radium [3]. Aujourd’hui, la radioprotection est régie au niveau international par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), le Comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des radiations ionisantes (UNSCEAR), l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), la Communauté européenne de l’énergie atomique (EURATOM). En l’absence de données précises pour les doses faibles, on applique le principe de précaution. Il consiste à considérer qu’il n’y a pas de seuil d’innocuité : le risque existerait dès qu’il y a une exposition aux rayons X. Pour faire une comparaison, c’est admettre que le risque lié au tabac apparaît dès la première cigarette. La CIPR fixe une dose maximale admissible d’exposition en dehors de la radioactivité naturelle (rayonnement cosmique, rayonnement tellurique, radon et alimentation) et des examens médicaux. Ces normes sont de plus en plus prudentes. La dose maximale admissible définie actuellement pour le public correspond à environ 40 % de l’exposition à la radioactivité naturelle ce qui représente un seuil très faible, mais variable d’un pays à l’autre, voire d’une région à l’autre (cf. ci-dessous rayonnements telluriques). En 1977, la CIPR a remplacé l’adverbe readily adopté en 1965 (« as low as readily achievable ») par celui de reasonably (« as low as reasonably achievable » ou ALARA) [3]. La principale recommandation devient ainsi : « maintenir les expositions aussi basses qu’il est raisonnablement possible, compte tenu des considérations économiques et sociales ». Cette formulation ne sera plus changée, étant répétée publication après publication jusqu’à nos jours. Il s’agit désormais d’un des principes fondamentaux de la radioprotection (l’optimisation) qui apporte une réponse qui se veut pragmatique à la question de la précaution concernant le risque lié aux faibles doses d’exposition, là où il n’y a aucune certitude. À vrai dire, aucun des travaux postérieurs n’a jamais permis de prendre en défaut l’hypothèse prudente et pratique de linéarité des risques engendrés par les faibles doses. En l’absence de certitude sur ces effets, la prudence est restée de mise. La CIPR publie régulièrement des recommandations générales de radioprotection fondées sur les principes généraux de justification, d’optimisation et de limitation des doses. Leurs objectifs principaux dans le domaine de la radioprotection sont de :

  • prévenir la réaction tissulaire préjudiciable (effets déterministes) en ayant des lois et des recommandations fondées sur l’évidence scientifique, pour s’assurer que les doses seuils ne sont pas dépassées ;
  • limiter la probabilité d’effets stochastiques à des niveaux acceptables en déterminant le niveau de risque engagé.

Ces préconisations pour essayer d’atteindre les objectifs sont généralement intégrées au sein de la législation nationale et dans des recommandations, bien que les données précises puissent varier d’un pays à l’autre et dans le temps. Dès 1994, Horner [9] avait démontré qu’il n’y avait pas, en radiologie dentaire, de différence significative d’irradiation avec ou sans tablier de plomb. Ces données ont été confirmées par d’autres auteurs [10, 11]. Toutefois, on peut encore lire dans l’article de Dagassan-Berndt et Lübbers sur  » Les changements en radiologie dentaire » publié en 2023 [12] que « le port du tablier de plomb est obligatoire ». Ce rappel paraît incongru car certains pays comme la Belgique et la France ont abandonné le tablier de plomb pour les orthopantomogrammes ; toutefois, en Belgique, on le préconise encore pour les enfants et les femmes enceintes, toujours au nom du principe de précaution et pour éventuellement rassurer le patient et les parents. De même en Suisse, certains radiologues n’utilisent plus le tablier de plomb pour les orthopantomogrammes et les téléradiographies. Devant cet imbroglio, comme on ne trouvait aucune information autre que celle de la Société suisse de radiologie dentaire et maxillo-faciale [12], nous avons contacté le Service de radioprotection de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Voici sa réponse : « L’évaluation de l’utilisation des moyens de protection des patients dans le domaine du radiodiagnostic a fortement évolué. Ainsi, aujourd’hui, les moyens de protection ne sont recommandés que dans des cas exceptionnels … En tant qu’autorité chargée de la radioprotection, l’OFSP n’a pas pour mission de définir des prescriptions exactes dans ce domaine. C’est pourquoi, tout comme dans d’autres pays, nous renvoyons aux recommandations des sociétés scientifiques nationales et internationales, par exemple la FAQ du site français de l’IRSN. » Il n’est pas banal de constater que l’OFSP nous dirige vers un site français. Sur ce site, sous l’onglet Radiologie dentaire en bas de page, on peut lire : « Avec des équipements et des procédures correctement dimensionnés et optimisés, l’utilisation de tabliers plombés pour le patient n’est pas justifiée en radiologie dentaire. » Sur ce même site, en première page, on peut toutefois lire que le tablier de plomb n’a pas un rôle néfaste suspecté par certains auteurs : « Des mesures réalisées sur fantôme anthropomorphe n’ont pas mis en évidence un « effet tunnel » (réflexion par le tablier des rayons X diffusé dans le patient et augmentation de la dose liée à l’utilisation du tablier) qui est parfois évoqué. » Est-ce une raison suffisante pour poursuivre des pratiques ancestrales au prétexte qu’elles rassuraient le patient, et probablement aussi le praticien ?

Le principe de précaution adopté par la CIPR est parfaitement approprié lorsqu’on prend en compte la gestion des risques des travailleurs mais il doit être reconsidéré lorsqu’on envisage la radioprotection des patients. Certains radiologues prônent le principe AHARA où le terme High remplace le terme Low dans l’acronyme initial [13, 14, 15]. En baissant toujours les doses, on a oublié de tenir compte de la qualité de l’image. Le problème n’est pas de baisser les doses au maximum mais d’obtenir un rapport bénéfice / risque optimal. Ces remarques concernent surtout le scanner mais la communication à sens unique, dénonçant systématiquement les risques hypothétiques des rayonnements ionisants expose à la réalisation d’examens tronqués, voire au refus d’examens par le patient. Le rapport bénéfice / risque doit être envisagé dans une approche holistique. Ceci a amené un professeur un peu malicieux à proposer l’acronyme SAHARA pour Security As High As Reasonably Achievable, qui est utilisé en informatique [14]. Dans notre activité, les contraintes sur les doses sont bien moins importantes qu’en médecine. Dans sa déclaration de principes consacrée à la radioprotection en médecine dentaire, la Fédération Dentaire Internationale (FDI) considère également que la qualité du diagnostic doit primer sur les faibles doses et reprend l’acronyme ALADA (As Low As Diagnostically Acceptable), proposé par Jerrold T. Bushberg lors d’une conférence en 2014 [15], car, à trop vouloir limiter les doses, on finit par perdre en qualité d’image. En médecine dentaire, les doses utilisées couramment sont relativement faibles et bien en-dessous des doses seuils requises pour produire des réactions tissulaires (effets déterministes). L’imagerie en médecine dentaire n’implique généralement pas d’irradiation au niveau des organes reproducteurs. Par conséquent, les effets héréditaires liés à la médecine dentaire sont d’une importance très limitée et la principale préoccupation est celle de l’induction éventuelle d’un cancer (effets stochastiques). Un premier article publié en 2004 avait signalé le risque de méningiome sans entraîner beaucoup de réactions [16]. Un deuxième sur le même thème a été publié en 2012 dans la revue Cancer « Dental X-rays and the risk of intracranial meningioma : a population-based case control study » [17] : ayant bénéficié d’un large battage médiatique, il a suscité de nombreuses réactions et de vives critiques visant toutes à récuser les conclusions des auteurs, principalement en raison des incohérences dans la méthodologie et des multiples biais observés dans leur étude; de plus, les techniques radiographiques et les doses utilisées étaient devenues obsolètes [18]. Dans le livre « Radiographie et radiologie dentaires » [19], les auteurs – Eric Whaites et Nicholas Drage – publient un tableau rapportant une « Estimation large du risque pour un patient de 30 ans de développer un cancer létal lié aux radiations ionisantes pour différents examens radiographiques odontologiques et médicaux » [Tab 7.1]. Il n’y a aucun chiffre concernant les radiographies intra-orales digitales mais on peut lire que, pour la radiographie panoramique, le risque de cancer létal est de 1 / 1 000 000, pour la téléradiographie de 1 / 5 000 000 (à noter que les téléradiographies concernent le plus souvent des enfants ce qui normalement augmente le risque), pour le CBCT dento-alvéolaire (champ moyen) de 1 /30 000 à 1 / 2 000 000 et pour le CBCT dento-alvéolaire (grand champ) de 1 / 18 200 à 1 / 670 000. Ces données doivent être modulées en utilisant un coefficient multiplicateur pour tenir compte de l’âge de sujet [Tab 7.2] : <10 ans coefficient 3, de 10 à 20 ans coefficient 2, 20 à 30 ans coefficient 1.5, de 30 à 50 ans coefficient 0.5, de 50 à 80 ans coefficient 0.3, plus de 80 ans risque négligeable. En l’absence de données sur la méthodologie utilisée, on peut douter des chiffres concernant le risque de développer un cancer létal car ils sont impossibles à vérifier par une étude comportant un groupe témoin qui devrait réunir plusieurs centaines de milliers de personnes, voire plusieurs millions. De plus, comme il s’agit d’un risque stochastique, cette étude devrait porter sur de nombreuses années, voire plusieurs dizaines d’années. Pour mémoire, une radiothérapie externe dans la région cervico-faciale délivre en général une dose de 70 Gy ; si l’on fait abstraction du facteur de pondération du rayonnement et du facteur de pondération tissulaire, 1 Gy équivaut à 1 Sv. Les cancers dans les champs d’irradiation apparaissent une vingtaine d’années plus tard. Ces données permettent de relativiser l’importance des effets stochastiques pour des doses de rayons X de l’ordre du mSv et surtout du µSv.

Pour compléter ce florilège, il faut dire quelques mots de l’irradiation naturelle. Via l’exposition aux rayons cosmiques, rayons telluriques, l’inhalation de radon, l’ingestion de radionucléides naturels (40K, 238uranium et 232thorium), l’homme reçoit une dose annuelle qui varie entre 2 et 15 mSv / an selon le pays, la région, l’altitude, la latitude, le mode de vie, l’activité professionnelle. Avec l’irradiation liée à l’imagerie médicale, la dose efficace (grandeur mesurant le degré d’exposition du corps humain à des rayonnements ionisants, notamment à des sources de radioactivité) moyenne en Suisse s’élève à environ 6 mSv / an. Les contributions moyennes à la dose efficace, en mSv, par année et par habitant en Suisse [20, 21, 22], sont représentées dans le diagramme ci-dessous :

Dans la dose efficace par année, en 2018, l’imagerie médicale représentait 1.49 mSv pour 1 229 examens pour 1 000 habitants. Les radiographies dentaires constituaient 47.5% des examens radiographiques (589 pour 1 000 habitants) mais la dose moyenne délivrée à la population pour les radiographies dentaires ne dépassait pas 0,013 mSv. Le CBCT dentaire avait une fréquence de 0.1% mais il délivrait 0.4% de la dose efficace en rapport avec l’imagerie médicale. Pour mémoire, une radiographie apicale délivre une dose efficace de 0.005 mSv soit moins d’1 jour d’irradiation naturelle ; l’orthopantomogramme une dose efficace de 0.01 mSv soit environ 2 jours d’irradiation naturelle ; le CBCT une dose efficace de 0.2 mSv soit 1 mois d’irradiation naturelle. Ces doses restent faibles si on les compare à celles de certains CT-scans comme le CT-scan abdominal ou lombaire 7 mSv ou le CT-scan angiographique du cœur 10,5 mSv.

Dans le rapport de l’OFSP sur la « Radioprotection et surveillance de la radioactivité en Suisse – Résultats 2020 » [21], il y a un chapitre intitulé « Axe de surveillance prioritaire concernant la formation en radioprotection dans les cabinets médicaux » mais on ne trouve aucun axe d’action prioritaire pour le radon qui représente 55% de la dose efficace en Suisse. Il constitue la première cause de cancer du poumon chez les non-fumeurs. Le radon cumulé avec le tabagisme conduit à un risque majeur pour le fumeur : il a 20 fois plus de risques de développer un cancer du poumon. Le radon est donc une cause importante de cancer du poumon. On estime qu’il est à l’origine de 3 à 14 % des cas de cancer du poumon, selon la concentration moyenne du gaz et la prévalence du tabagisme. Il représente la deuxième cause de cancer du poumon après le tabagisme. En France, on estime que le radon est responsable de 3 000 à 5 000 décès par an ; en Suisse, 200 à 300 décès par an [22].

L’exposition aux rayonnements cosmiques à bord d’un avion est très variable selon que l’on est personnel navigant ou passager, mais aussi en fonction de l’altitude et de la latitude. En basse altitude, les rayons cosmiques sont multipliés par 2 chaque fois que l’on s’élève de 1 500 m. Entre 10 000 et 15 000 mètres (altitude habituelle des vols long-courriers), les doses d’irradiation sont 100 à 300 fois plus élevées qu’au niveau du sol. Le personnel navigant qui effectue en moyenne 700 heures de vol par an reçoit une dose de 3 à 5 mSv ; pour le personnel navigant sur des vols long-courriers passant près des pôles, la dose effective annuelle peut atteindre 6 mSv. On reste toutefois loin des maxima fixés par les normes européennes (100 mSv sur 5 ans). L’équipage des appareils volant habituellement à une faible altitude, comme la plupart des avions à hélice, reçoit une dose qui dépasse rarement 1 mSv par an. Les heures de vol du personnel navigant sont contrôlées par l’Association du transport aérien international (IATA), qui établit aussi les limites des doses de rayonnement auxquelles ce personnel peut être exposé. En Suisse, il y a environ 9 300 personnes qui sont professionnellement exposées aux radiations de par leur activité dans l’aviation [21]. Les équipages des vols spatiaux reçoivent une dose de rayonnement encore plus élevée. Un astronaute dans une station spatiale en orbite autour de la terre à une altitude de 400 kilomètres est généralement exposé à une dose d’environ 0.5 mSv par jour. En 12 jours, il peut recevoir la même dose qu’un membre du personnel navigant en une année, ce qui équivaut à 5 années d’exposition aux rayonnements cosmiques. Thomas Pesquet, lors de sa mission de 6 mois sur la station spatiale internationale, a reçu 1 mSv / j soit au total environ 200 mSv. Les agences spatiales nationales ont établi des limites de doses autorisées pour les astronautes au cours de leur carrière. C’est l’une des raisons pour lesquelles la NASA refuse à ses astronautes à rester plus d’un an en orbite. Les passagers aériens occasionnels, comme vous et moi, courent très peu de risque. Par exemple, le passager d’un vol Bruxelles-New-York ou Londres-New-York à 11 000 mètres d’altitude reçoit une dose de 0.032 mSv, ce qui correspond à un orthopantomogramme ou un séjour de 24 heures au bord de la mer, sauf en Bretagne où le granit émet des radiations. En effet, les rayonnements telluriques varient de façon importante en fonction de la nature du sol : une moyenne de 0.4 mSv / an en Suisse, pour 1.8 à 3.5 mSv / an en Bretagne, 5 à 10 mSv / an au Brésil et 13 mSv / an à Kerala (Inde). En général, il est cinq à vingt fois plus élevé dans les massifs granitiques que sur les terrains sédimentaires.

En résumé, la Loi sur la radioprotection (LRaP) a pour but de protéger l’homme et l’environnement contre les dangers dus aux rayonnements ionisants. La réglementation en matière de radioprotection repose sur trois grands principes fondamentaux : justification, optimisation et limitation des doses. Ces recommandations se fondent sur celles émises par la CIPR. Au fil du temps, avec les recommandations et les données de la littérature, les praticiens sont devenus de plus en plus conscients des risques liés aux rayons X ; par exemple, il y a bien longtemps que l’incidence de Parma (cassette placée contre l’ATM à radiographier et tube sans cône au contact de l’ATM opposée) que j’ai pratiqué dans les années 70 est prohibée. De plus, les avancements technologiques et la collimation des rayons ont permis de réduire de façon drastique les doses de rayons X. En se focalisant sur la limitation des doses et en donnant sans doute trop d’importance au risques stochastiques qui restent aléatoires, pour ne pas dire imaginaires, on a tendance à diminuer les doses au détriment de la qualité de l’image. C’est pourquoi certains, dont la FDI, prônent le remplacement du principe ALARA par le principe ALADA afin de ne pas prétériter le diagnostic. Enfin, il y a un point qui n’est jamais abordé dans la radioprotection et qui devrait constituer le quatrième principe fondamental : c’est la qualité du diagnostic en relation avec la formation du praticien, et non avec la dose de rayons X, car il faut bien admettre que, dans quelques cas, l’interprétation du cliché radiologique est insuffisante. Pour conclure, il faudrait peut-être que les organismes gérant la radioprotection ne soient pas uniquement, ou presque, composées de personnes agélastes comme aurait dit Rabelais, peut-être aurait-il même ajouté un peu orchidoclastes et qui, de plus, sont obnubilées par les effets stochastiques des rayons X.

 

Le principe de précaution n’a jamais protégé personne. En revanche, il a pourri la vie de tout le monde.
Roland Jaccard

Quelques références.

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2. Pallardy G, Pallardy M-J. Histoire abrégée du radiodiagnostic et de l’imagerie médicale. Histoire des sciences médicales 2007 ; 41 : 34-40.
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4. Rousseau C. Les premières manifestations de l’utilisation du rayonnement de Röntgen en art dentaire. Société française d’histoire de l’art dentaire. https://www.biusante.parisdescartes.fr
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6. Anonyme. Grande Guerre : Marie Curie au secours de la « brave petite Belgique ». https://www. france24.com > France24 > France
7. Moore K. L’histoire oubliée des « radium girls » dont la mort a sauvé la vie à des milliers d’ouvrières. https://buzzfeed.com > authorkatemoore >
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