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Wokisme et salles de garde

Éditorial de la 1e annonce du 24e congrès de la SDS

Prof. Jacky Samson

Ignorance est mère de tous les maux.
François Rabelais

En France, l’internat en Médecine a été créé en 1802. Lors de leur spécialisation, les internes – équivalent d’assistants en médecine en Suisse – restaient en permanence à l’hôpital ; ils vivaient entre eux dans des locaux, désignés également sous le nom d’internat, qui leur étaient dédiés. Très rapidement, des fresques sont apparues sur les murs de la salle de garde, salle où étaient servis les repas : elles représentaient les valeurs de la Médecine et faisaient allégeance à la morale. Puis, progressivement, à partir du milieu du XIXème siècle, le thème de ces fresques a évolué : la fresque de Gustave Doré « Esculape », réalisée à l’hôpital la Charité, est considérée comme le point de départ de cette rupture. Par la suite, ce furent des caricatures avec Henry Bellery-Desfontaines qui officiait également à l’hôpital la Charité dans les années 1890, puis à l’hôpital Boucicaut. L’évolution se poursuivant, on est passé à des pastiches pornographiques de tableaux célèbres où les héros prenaient le visage des internes locaux, voire des chefs de service. Progressivement, les fresques sont devenues obscènes ou pornographiques, surtout depuis la libération sexuelle, avec de moins en moins de référence à des toiles de Maîtres. Certains pensent que cette évolution a été favorisée par les conditions d’exercice difficiles de l’époque : par exemple, dans les années 30, 10’000 enfants étaient hospitalisés chaque année à l’Hôpital Trousseau et il y avait 3’000 décès, soit presque 10 par jour. La médecine étant peu efficace, l’interne était souvent confronté à la mort. Pour mémoire, le terme carabin pour désigner un médecin vient de l’ancien français escarabin qui signifiait ensevelisseur de cadavres. La salle de garde était un exutoire, un lieu de décompensation où la vie était régie par des règles et des coutumes, bien codifiées et transmises de génération en génération. La vie de l’internat était rythmée par différents événements : battues, projections alimentaires, chansons paillardes, tonus, baptêmes, enterrements et revues. Ces quatre derniers événements étaient souvent associés à une forte consommation d’alcool, accompagnée d’une débauche qui n’était jamais intégrale, contrairement à certains mythes ; comme l’écrivait un journaliste « En matière de sexualité, la salle de garde dépasse rarement le stade oral », il voulait sans doute dire verbal! Tout était prétexte à faire la fête, souvent au prix d’une régression infantile passagère. Dans ce contexte, les fresques apparaissent comme un acte de dérision, une manière pour le futur médecin d’accéder à l’indifférence par rapport à la nudité et aux organes sexuels ; il ne s’agit pas de voyeurisme mais plutôt d’une exhibition ritualisée.

Bien que la salle de garde ait été longtemps considérée comme un lieu privé dont l’accès était parfois contrôlé par un cerbère ou un digicode, des fresques ont créé la polémique (scène assimilée à un viol collectif pour faire sensation, Clermont-Ferrand, 2015), puis certains mouvements féministes et organismes syndicaux affiliés ont récemment mené des actions d’abord politiques (Rennes, 2016), puis juridiques (Rennes 2021; Toulouse 2021) pour obtenir le retrait de ces fresques à caractère pornographique ou sexiste, où les femmes sont souvent représentées dans des positions inconvenantes, voire dégradantes. Peu leur importe si les hommes ne sont pas toujours montrés à leur avantage (phallus démesurés ou grotesques, tantôt rabougris ou cramoisis, rapports homosexuels ou zoophiles…). Voici, par exemple, le commentaire assez imagé d’un médecin strasbourgeois à propos d’une fresque locale : « Celui qui léchait le cul, il était en train de lécher le cul sur la fresque … le médecin qui était sans cesse en train de demander quelque chose au chirurgien faisait une pipe au chirurgien, tu vois, c’était finement suggéré. Celui qui était tout le temps en train de se faire baiser, il était en train de se faire sodomiser sur la fresque. Et puis celui qui était réputé avoir des relations homosexuelles était par-devant une femme et on voyait un jeune homme un peu à la Grecque derrière. » Dans la fresque toulousaine incriminée, de façon inhabituelle, on a délaissé les représentations classiques (internes et chefs de service). Il était facile de reconnaître une quinzaine de personnes, membres de la direction de l’hôpital et du personnel, ce qui a sans doute amené le Tribunal administratif, en décembre 2021, à prendre en référé une décision radicale : il a ordonné le retrait de la fresque, même si elle avait été cachée par un rideau, au motif que cette « représentation pornographique faisant figurer des agents publics, affichée dans les locaux d’un service public, portait atteinte à la dignité humaine de ces personnes ». Pour mettre un terme à ces différentes actions, le 17 janvier 2023, la Direction Générale de l’Offre de Soins du Ministère de la Santé et de la Prévention français a demandé « d’organiser le retrait des fresques pornographiques et sexistes dans un calendrier qui ménage la concertation ». En cas de désaccord persistant, les agences régionales de santé pourront « imposer » le retrait des fresques. Certains se sont immédiatement émus de cette décision autoritaire et ont évoqué l’apparition d’une police des mœurs.

Les chansons paillardes, entonnées régulièrement et à toute occasion en salle de garde, rassemblées dans le Bréviaire du carabin, ont pour la plupart été écrites à la fin du XIXème siècle. Toutefois, leur origine est à rechercher dans la verdeur et la dérision joyeuse de Rabelais. François Rabelais (1483 ou 1494 – 1553) est également considéré l’ancêtre mythique : pour beaucoup, il serait à l’origine de l’esprit carabin. Ce n’était pas un paltoquet comme pourrait le laisser accroire le qualificatif de rabelaisien. C’était un être délicieux, très cultivé, qui fut tour à tour moine, médecin, écrivain, diplomate occasionnel et bon père de famille. Il avait une verve truculente, des expressions parfois crues, voire obscènes, qui l’ont fait censurer initialement par les théologiens de la Sorbonne qui était alors un collège consacré à l’enseignement de la théologie. Mais il a toujours su s’adapter ou trouver un protecteur. Pour ceux qui connaissent mal Rabelais, il faut rappeler qu’il est l’inventeur de la contrepèterie ; la plus célèbre, datant de 1532, étant : « Il n’y a qu’une antistrophe entre une femme folle à la messe et une femme molle à la fesse ». Quelques années plus tard, le terme antistrophe a été remplacé par contrepèterie. Rabelais est également l’inventeur du roman moderne. Dans ses écrits, il faisait étalage d’une langue qu’il créait en partie, d’un génie paillard, d’une verve ayant parfois des relents scatologiques. Voici un exemple où il décrit le peuple de l’île de Ruach qui ne vit que de vent : « S’ils ne fientent, ne pissent ni ne crachent dans cette île, en revanche, ils vessent, ils pètent, ils rotent copieusement. Ils souffrent de toutes espèces de maladie. Aussi toute maladie naît et procède des vents, comme le déduit Hippocrate dans son Flatibus. Mais la plus épidémique est la colique venteuse. Ils meurent tous hydropiques, enflés ; les hommes meurent en pétant, les femmes en vessant. Leur âme sort ainsi par le cul… ».

Il y a incontestablement une filiation entre Rabelais et l’esprit carabin. C’est probablement pour cela que l’esprit carabin est une spécificité française. On ne retrouve rien d’équivalent dans les autres pays sauf un peu en Belgique. La directive vise avant tout à complaire à une minorité d’activistes et le Ministère français de la Santé et de la Prévention n’a probablement pas mesuré la portée de sa directive qui modifiera profondément les coutumes des salles de garde. Mais peut-être est-ce un effet secondaire recherché : l’administration des hôpitaux français s’efforce depuis longtemps de faire disparaître les salles de garde dans leur conception traditionnelle. Les auteurs des actions juridiques, les juges qui ont rendu les jugements et les rédacteurs de la directive gouvernementale ignorent probablement que, dans toutes les civilisations, dans tous les pays, les hommes ont réalisé des objets ou des œuvres (gravures, peintures, sculptures …) ayant une connotation sexuelle ou pornographique. En voici une liste non exhaustive :

  • les vagins de l’Abri Castanet gravés il y a 35 000 ans ;
  • les pétroglyphes pornographiques de Kangjiashimenji en Chine datant de 2-3000 av. J.-C ;
  • les plaques érotiques de Babylone ;
  • le dieu Min dans le temple de Karnak ;
  • le papyrus érotique de Turin découvert à Deir El Medina (Égypte) ;
  • les phallophories chez les Égyptiens et les Grecs ;
  • les pénis géants du Stibadeion de Dionysos à Delos ;
  • les figurines grecques Baubô et leurs visages vagins ;
  • les poteries érotiques mochika au Pérou ;
  • les lampes à huile romaines d’Ashkelon ;
  • les sculptures pornographiques de Khajuraho en Inde du XIème siècle où l’on peut observer un cheval sodomisé ;
  • la table au piétement phallique de Catherine II de Russie …

Pour apporter un supplément à cette énumération, on rappellera qu’en Grèce, la plupart des peintures et des statues licencieuses ont disparu, seuls ont résisté au temps les vases où l’on peut observer entre autres des scènes de copulation. On sera un peu plus disert sur les fresques découvertes à Pompéi et à Herculanum. Les fresques érotiques des lupanars sont les plus courues mais elles sont de petite taille et malheureusement assez dégradées. Celles de la Villa des Mystères et celles de la Casa dei Vetti – avec ses représentations de Priape – sont bien plus riches et délicates. Une grande partie des fresques et des sculptures, d’un réalisme cru (érotiques, obscènes ou pornographiques selon les auteurs), retrouvées à Pompéi et à Herculanum, ont été rassemblées dans le Cabinet Secret du Musée archéologique de Naples. La sculpture du dieu Pan ayant un rapport avec une chèvre constitue sans doute l’élément le plus obscène. Longtemps fermé, ce Cabinet a été ouvert au public en 2000, avec un panneau qui déconseille l’accès aux enfants de moins 14 ans. A Pompéi et à Herculanum, ainsi qu’en Grèce, on peut retrouver de nombreuses représentations de phallus. Ces sexes ithyphalliques n’apparaissaient pas obscènes : ils constituaient alors des symboles de virilité et des porte-bonheurs pour la fertilité. C’est la christianisation qui a restreint le phallus au rapport sexuel. Parfois, le phallus est encore considéré comme un objet apotropaïque. En Italie, il est courant de posséder un porte-bonheur en forme de phallus stylisé. Un peu pour les mêmes raisons, vous trouvez dans tous les magasins de souvenir en Grèce, des phallus associés le plus souvent à un décapsuleur ou à un porte-clés. A travers ces objets et ces œuvres, vous avez pu constater que nos ancêtres n’étaient guère différents de nous. Ils aimaient les plaisirs simples, les bons repas, le vin, l’amour, les fêtes, les rencontres intimistes … Carpe diem !

Pour conclure, on peut s’étonner que les autorités bruxelloises ne réagissent pas à l’apparition, depuis quelques années, de fresques obscènes sur les murs de Bruxelles à côté des fresques consacrées aux bandes dessinées. Sans aller jusqu’à Bruxelles, nous invitons les auteurs de la directive gouvernementale française et leurs affidés à se rendre au Musée d’Orsay où L’Origine du Monde, le célèbre tableau de Gustave Courbet, est exposé depuis 1995, sans que quiconque s’en offusque. Si jamais ils n’envisageaient pas de demander qu’il soit placé aux archives, nous leur proposons d’en offrir une copie à chaque salle de garde qui va devoir éliminer ses fresques.

Ce monde ne fait que rêver, il approche de sa fin.
François Rabelais