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Suffisance et insuffisance

Éditorial du programme du 23e congrès de la SDS

Prof. Jacky Samson

Le hasard ne favorise que les esprits préparés.
Louis Pasteur

Dans ce titre, il n’y a aucune allusion aux difficultés économiques et énergétiques actuelles. Certes, le système économique libéral occidental est passablement chahuté depuis quelque temps (épidémie de Covid, guerre en Ukraine) et on est passé assez rapidement d’une période de suffisance à une période moins radieuse où l’insuffisance se profile. Les hommes politiques, incapables de prévoir une telle évolution, n’ont pas su protéger un système qui semblait avoir retrouvé son équilibre après la crise des subprimes et nous passons inexorablement de la suffisance à l’insuffisance. Tout ceci en raison de la suffisance des hommes politiques. Toutefois, on ne peut guère leur jeter la pierre car ce défaut est largement répandu, y compris parmi le monde universitaire. Le domaine de la santé n’y échappe pas. A partir de deux exemples, nous allons montrer que la suffisance est un défaut également largement répandu parmi les sommités médicales et médico-dentaires.

Reprenons de façon plus détaillée le cas d’Ignace Semmelweis que nous avions évoqué dans un éditorial précédent (cf. Mani pulite !, éditorial de la 1re annonce du 22ème Congrès). En 1837, il quitte Budapest pour poursuivre ses études en droit à Vienne. Incidemment, il assiste à l’autopsie d’une jeune femme décédée à l’hôpital après une fièvre puerpérale. Après cet événement, il décide d’entreprendre des études de médecine. C’est un étudiant très sensible, à tendance dépressive et paranoïaque ; il supporte difficilement que les étudiants se moquent de son accent hongrois. Au cours de ses dernières années d’étude, il suit l’enseignement de trois jeunes maîtres brillants et visionnaires, Carl von Rokitansky, Joseph Skoda et Ferdinand von Hebra, qui feront momentanément de Vienne la capitale mondiale de la médecine. Ils proposent une nouvelle conception de la médecine en combinant la formation au chevet du malade et la recherche au laboratoire.

Après avoir soutenu sa thèse en 1844, il ne parvient pas à intégrer l’hôpital de Vienne. Ayant essuyé plusieurs échecs, il décide de s’orienter vers l’obstétrique. En juillet 1846, il est engagé comme assistant en obstétrique à l’hôpital de Vienne. Le département d’obstétrique de l’Allgemeines Krankenhaus (6’000 accouchements par an) est le plus grand d’Europe. Il comporte deux maternités contiguës : l’un dirigée par le Professeur Bartsch, l’autre par le Professeur Klein. Ce dernier est un personnage autoritaire, à l’esprit obtus ; sa médiocrité est compensée par son entregent auprès des hommes politiques, ce qui lui assure un pouvoir considérable. Arrivant dans ce service, Semmelweis est horrifié par les ravages de la fièvre puerpérale. En essayant de les évaluer, il s’aperçoit que de nombreuses femmes agonisantes sont transférées dans un autre service. Il parvient néanmoins à réaliser une estimation : six cents à huit cents femmes par an décèdent dans la maternité du Professeur Klein contre seulement soixante dans celle du Professeur Bartsch alors qu’elle réalise plus d’accouchements. Les autorités hospitalières et les commissions qui ont étudiées cette situation ont conclu que la fièvre puerpérale est la conséquence d’influences atmosphériques, cosmiques ou terrestres bien que la contagiosité de la fièvre puerpérale ait déjà été évoquée à plusieurs reprises.

Semmelweis décide de rechercher les causes susceptibles d’expliquer cette différence de mortalité. Ces deux maternités sont proches et les conditions de prise en charge sont en tous points comparables, à une exception près. Les étudiants en médecine sont accueillis dans la maternité du Professeur Klein et ils participent aux accouchements tandis que celle du Professeur Bartsch n’accueille que des sages-femmes et des élèves sages-femmes. Rapidement, il comprend qu’il y a probablement une relation entre la fréquentation des salles de dissection et la fièvre puerpérale. En effectuant une analyse rétrospective, il découvre que la mortalité a commencé à augmenter à partir de 1840 quand les étudiants ont été autorisés à disséquer. Auparavant, le taux de mortalité était faible de l’ordre de 1% et il était identique dans les deux maternités. Mieux encore, il découvre que le taux était encore plus bas avant la création de l’école d’anatomie en 1822. En mars 1847, son ami Jacob Kolletchka, Professeur d’anatomie de l’hôpital, succombe à une « fièvre cadavérique », affection alors bien connue des anatomistes, après avoir été coupé à un doigt par le scalpel d’un de ses élèves. Semmelweis a alors une illumination : « Totalement ébranlé, nuit et jour, je fus possédé par l’image de la maladie de Jacob Kolletchka, quand tout à coup une idée me traversa l’esprit : la fièvre puerpérale et la mort de Jacob Kolletchka étaient une seule et même chose, parce que toutes deux comportaient les mêmes altérations pathologiques. […] Ce sont les doigts des étudiants, souillés au cours des récentes dissections, qui vont porter les fatales particules cadavériques dans les organes génitaux des femmes enceintes… ».

Au terme de cette analyse, Semmelweis impose, à partir du 15 mai 1847, aux étudiants et à ses confrères de se laver et de se brosser les mains avec une solution d’hypochlorite de chaux. Les effets sont immédiats : en quelques mois, le taux de mortalité passe de 12% à 2%, soit un taux comparable à celui de la maternité du Professeur Bartsch. Cette découverte constitue un véritable séisme. Elle est particulièrement inacceptable pour les responsables des services d’obstétrique et elle est même intolérable car elle met l’accent sur leur incurie. Et bien sûr, surtout pour le Professeur Klein qui s’exprime ainsi : « M. Semmelweis prétend que nous transportons sur nos mains des petites choses qui seraient la cause de la fièvre puerpérale. Quelles sont ces petites choses, ces particules qu’aucun œil ne peut voir ? C’est ridicule ! les petites choses de M. Semmelweis n’existent que dans son imagination ! ». A la fin de son engagement, Klein refuse tout renouvellement à Semmelweis malgré le soutien de ses amis. Il pose sa candidature à un poste non rémunéré de Professeur en obstétrique mais sa demande est « ajournée ». Il décide d’entreprendre des expériences sur des animaux pour valider ses théories. En octobre 1850, il reçoit enfin sa nomination à un poste de Privatdozent en obstétrique mais le décret officiel stipule qu’il doit enseigner avec un mannequin ! Lassé par tant d’avanies, cinq jours plus tard, il quitte Vienne. En mai 1851, il obtient un poste à la Clinique obstétricale du Professeur Birley, dans l’hôpital Saint-Roch de Buda ; il lui succédera en 1855, avec le titre de Professeur d’obstétrique.

Semmelweis n’a pas su présenter ses théories : c’était un être passionné, caractériel, donc assez maladroit, souvent vindicatif, prenant un ton messianique car il était persuadé de détenir la vérité. Il clamait volontiers qu’il était criminel de ne pas se laver les mains avant d’assister une femme pour son accouchement. Les discussions avec lui se terminaient souvent dans l’invective. Il n’a pas publié immédiatement les résultats de ses études ; il ne le fera qu’en 1858 dans une revue médicale hongroise. De même, c’est d’abord ses amis qui feront connaître sa découverte. Il accepte enfin le 15 mai 1850 de faire une conférence « Sur l’origine de la fièvre puerpérale » devant l’Association des médecins viennois. En 1861, il entreprend la rédaction d’un livre (« L’étiologie, le concept et la prévention de la fièvre puerpérale ») qui paraît en 1861. C’est un livre assez confus, verbeux, belliqueux et égocentrique et, dès l’introduction, on devine les prémices de la folie qui va le toucher quelques années plus tard.

En 1864, Semmelweis devient de plus en plus distrait et agité, se montrant tantôt dépressif tantôt agressif, accusant ses amis et le monde de toutes les turpitudes. Il a des comportements excentriques, il visite ses patientes en pleine nuit. Certains pensent qu’il pourrait être atteint d’une démence liée à une syphilis. Sa femme décide de consulter un psychiatre à Vienne. Ils prennent le train le 31 juillet et ils sont accueillis par le Professeur Hebra. Sous prétexte de lui fait visiter un nouveau sanatorium, ce dernier le conduit dans un asile psychiatrique à Döbling, près de Vienne. Semmelweis essaie de se dérober, puis résiste et, comme il se débat violemment, on lui passe la camisole de force. Le 13 août 1865, soit deux semaines après son internement, Semmelweis décède. Il semble bien que son décès soit dû à une septicémie consécutive à une blessure à un doigt survenue lors d’une bagarre avec les infirmiers.

L’histoire personnelle de Semmelweis, l’homme qui « touche les microbes sans les voir » (thèse de Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline) a des allures de tragédie grecque avec son héros, sa vérité, sa mission et sa chute prématurée ; il venait d’avoir 47 ans quand il est décédé. Il dut faire face à l’obscurantisme de certains de ses confrères mais il a eu une reconnaissance posthume : on a oublié le nom de ses contempteurs pour ne retenir que le sien.

Gerhard Hansen est un médecin norvégien qui, ses études juste terminées en 1866, part exercer quelques mois dans les îles Lofoten. Là, il a en charge une communauté de six mille pêcheurs, vivant dans une profonde misère ; il y observe ses premiers cas de lèpre. A son retour, en 1868, il s’installe à Bergen, sa ville natale, où il y a un important foyer de lèpre : 2,5% de la population est atteinte. Récemment, on a construit deux hôpitaux pour accueillir les lépreux. Il devient l’assistant du Professeur Daniel Danielssen, spécialiste reconnu pour ses travaux sur la lèpre. Comme ce dernier est convaincu de l’hérédité de la lèpre, il préconise l’abstinence sexuelle afin de limiter la propagation de la maladie ; il suggère également que les lépreux soient isolés et qu’ils ne puissent pas se marier. Ces mesures rencontrent une forte hostilité auprès de la population, elles seront rejetées par le Parlement. Pour d’autres, la lèpre pourrait être secondaire à une dégénérescence non spécifique, due à des conditions de vie difficiles. Pour quelques autres, elle serait d’origine infectieuse. En 1869, Charles-Louis Drognat-Landré publie un livre intitulé « De la contagion, seule cause de la propagation de la lèpre ».

Au vu des données épidémiologiques qu’il a recueillies, Hansen est rapidement persuadé que la lèpre est une maladie infectieuse. Dans les ganglions de lépreux décédés, il observe des formations granulaires jaunâtres : il pense qu’il s’agit de germes, ce qui va à l’encontre de la théorie héréditaire soutenue par le Professeur Danielssen, son futur beau-père. Afin de poursuivre ses recherches, en 1870, il part étudier à Bonn et Vienne pour acquérir une formation approfondie en histopathologie. Il examine en vain le sang des lépreux, puis le 28 février 1873, dans des nodules cutanés, il découvre des masses jaunâtres comparables à celles qu’il a observées dans les ganglions. Elles contiennent des bâtonnets colorés par l’acide osmique. Il observe « dans chaque tubercule lépreux extirpé d’un individu vivant – et j’en ai examiné un grand nombre – des particules qui ressemblent à des bactéries, à l’intérieur de nombreuses cellules ». Ces bâtonnets qui forment des amas où ils sont enchevêtrés les uns dans les autres, ne sont retrouvés que dans les lésions lépromateuses. Puis, après une étude prolongée, il finit par en découvrir dans la lèpre tuberculoïde mais en très faible quantité. Cette découverte le rendra célèbre dans le monde entier, même s’il narre sa découverte du bacille de façon alambiquée : « Bien qu’incapable de voir aucune différence entre ces corps et de vraies bactéries, je ne m’aventurerais pas à les déclarer identiques. » Il procède avec prudence car la presque totalité de la profession médicale, y compris son supérieur hiérarchique, a une conception différente de la maladie. Hansen doit prouver que ces bacilles sont bien la cause de la lèpre mais il n’arrive pas à cultiver ces micro-organismes ; de même, les tentatives d’inoculation au lapin sont un échec. Il fait la déduction suivante: en l’absence de modèle animal, il faut recourir à l’inoculation à l’homme, même si la tentative effectuée quelques années auparavant par le Professeur Danielssen n’avait pas été concluante. Il commence par inoculer un extrait de nodule lépromateux dans le bras et la conjonctive d’un malade atteint d’une lèpre de forme anesthésique. Comme rien ne se produit, il réalise alors une seconde inoculation chez une patiente sans son consentement et même contre son gré. La patiente porte plainte et cette expérimentation lui vaut un procès retentissant. Il est accusé d’avoir entrepris « sans le consentement du patient et contre ses souhaits, une opération qui apparemment n’a pas causé et probablement ne pouvait pas entraîner de dommages persistants dans son œil, mais a néanmoins occasionné chez elle beaucoup d’anxiété et de douleur non négligeable ». Malgré le soutien du Directeur général de la Santé et de la communauté scientifique, il est démis de ses fonctions à l’hôpital de Bergen – il lui est interdit de pratiquer la médecine – et il est condamné aux dépens. Il conserve néanmoins le poste d’inspecteur général pour la lèpre.
Malgré ses déboires, il poursuit ses recherches. Au début de l’année 1879, il reçoit la visite inopinée d’un jeune bactériologiste allemand, Alfred Neisser, venant de la Clinique dermatologique de Breslau. Sans méfiance, Hansen l’accueille dans un esprit de collaboration et il lui transmet des préparations de nodules lépromateux dans les lesquelles il a observé des bâtonnets non colorés. De retour à Breslau, Neisser colore les bactéries et, sans prévenir Hansen, publie un article « Sur la cause de la lèpre ». Un an plus tard, il récidive : il fait paraître un article dans une revue renommée, Virchows Archiv, où il revendique la découverte du microbe. Hansen, encouragé par ses collègues et par son beau-père, réagit en publiant le résultat des recherches qu’il a effectué depuis 1870, tout en relatant la visite de Neisser à Bergen. Au congrès international sur la lèpre à Berlin, Hansen est reconnu officiellement comme le vrai découvreur de l’agent de la lèpre, le bacille de Hansen ou Mycobacterium leprae.

Il poursuit ses recherches dans le cadre de son activité comme inspecteur général de la lèpre et, bien sûr, il cherche à confirmer sa découverte par d’autres données épidémiologiques. Il s’aperçoit que des nouveaux cas apparaissent dans les villages où des lépreux se sont installés sans être tenus à l’écart. Puis, il invalide l’hypothèse héréditaire en montrant que, chez les pêcheurs ayant migré aux USA, la lèpre a régressé, puis disparu. Ceci l’amène à préconiser l’isolement des sujets infectés comme la stratégie la plus appropriée. Les malades incapables de subvenir à leurs besoins sont obligés de vivre en institution. Les autres doivent être isolés dans des pièces séparées ou, en cas d’impossibilité, dans un hôpital spécialisé. Initialement, la population manifeste une violente hostilité qui régressera progressivement devant l’efficacité de la mesure. Cette politique de contrôle sera reprise dans le monde entier.

Il s’agit de deux cas parmi tant d’autres qui montrent les difficultés que rencontre tout esprit novateur lorsqu’il vient perturber un establishment perclus de certitudes. Nous serons un peu moins tranchants mais nous restons en parfait accord sur le fond avec Albert Einstein quand il affirme que « Les grands esprits ont toujours rencontré une opposition des esprits médiocres ». Cette suffisance, consubstantielle à la plupart des êtres humains à des degrés divers, constitue un obstacle qui freine, voire empêche tout changement de paradigme : le passage de la notion de flore commensale à celle de microbiote constitue un autre exemple. On sait maintenant qu’une bonne partie (environ 80%) des bactéries – comme Mycobacterium leprae par exemple – ne poussent pas en culture car elles ont un génome défectueux.

En 2006, une série de travaux sur l’obésité a démontré qu’un être humain doit être maintenant considéré comme un holobionte, c’est-à-dire comme une symbiose entre ses cellules et les micro-organismes qui vivent en lui et sur lui. Initialement, les fonctions (re)connues du microbiote concernaient principalement la sphère intestinale et les études se limitaient à quelques dizaines d’espèces faciles à cultiver. Le développement des techniques de biologie moléculaire et de séquençage à haut débit a permis de révéler la complexité du microbiote. Lors de ce Congrès, un spécialiste du microbiote, le Professeur Vincent Blasco-Baque, fera une présentation méliorative du microbiote et vous repartirez sans aucun doute avec une conception bien différente de la flore commensale, en particulier de la flore buccale, à moins que votre cerveau ait perdu toute sa malléabilité initiale.